Décidément, les voix sont à l’honneur et à chaque fois plébiscitées aux Mercredis de Prigny. Les spectateurs, venus en très grand nombre à l’église Saint Pierre ce mercredi 13 août ont fait un triomphe à Orenda Trio.
Il y avait, à nouveau, matière à être conquis : Stefka Miteva, Sandrine Conry et Julia Orcet, artistes accomplies, ont emporté le public par leur interprétation à la fois si juste et si personnelle des chants polyphoniques bulgares. Ces chanteuses exceptionnelles ont tout donné : toutes les facettes des émotions, de la tendresse, de l’humour et de la connivence avec les spectateurs.
Un programme à vous couper le souffle
Nous avons été transportés dans les fêtes villageoises avec "Svatba" ou "Vetcherai Rado". Le « tapan » y a résonné comme un battement de coeur. La « tamboura », quant à elle, nous a enveloppé de sa chaleur lors des ballades plus intimes telles que "Kouzoumn Elenke" ou "Imma nemma". La tendresse et la mélancolie sont passées dans nos veines. Au fil du programme, nous avons traversé une palette d’émotions : la ferveur spirituelle du chant liturgique, la force brute et la beauté sauvage des chants traditionnels, la légèreté et l’humour des pièces animalières ou espiègles.
Trois voix – Deux instruments
Les polyphonies bulgares se distinguent par leurs intervalles ouverts (tierce, quinte, parfois seconde). Leurs timbres puissants et la tension harmonique unique créent une sonorité intense et rugueuse. Ce chant, issu du monde rural, n’hésite pas à jouer sur la dissonance pour exalter l’émotion et la vitalité collective, souvent sans accompagnement instrumental. Les évolutions rythmiques et l’accentuation des voix donnent au répertoire une profonde expressivité.
Orenda Trio pousse la précision des harmonies, la dynamique vocale et l’articulation rythmique, tout en intégrant le « tapan » et la « tamboura » qui enrichissent leur palette sonore et réinvente la polyphonie bulgare. Chaque voix possède une identité forte et une fonction précise. La voix principale porte souvent la mélodie, parfois solo comme dans "Karai Maïtcho" et donne le ton émotionnel du morceau. La deuxième voix, placée à la tierce ou à la quinte, apporte une tension vibrante et crée cette sensation typique d'écart et de rugosité, très perceptible dans "Poustono ludo". Enfin, la troisième voix, plus grave, assure le soutien rythmique et harmonique, et vient renforcer la profondeur polyphonique, notamment dans "Svatba" où l’ensemble vocal devient de la dentelle sonore.
La polyphonie c’est sacré – Les origines de la polyphonie
Née vers le IXᵉ siècle en Occident, la tradition polyphonique s’ancre d’abord dans la liturgie chrétienne, avec le développement du « chant sur le livre » à partir du plain-chant grégorien. Les premiers procédés incluent la diaphonie puis l’organum, bientôt enrichis par le contrepoint qui donne toute leur complexité aux pièces de la Renaissance. La polyphonie constitue une grande révolution dans l’histoire de la musique, et ouvre la voie à l’exploration de textures sonores et d’expressions collectives inédites. On glisse alors du sacré vers le profane, le savant et le populaire.
La polyphonie populaire – L’évolution de la polyphonie
Après son émergence dans le cadre sacré, la polyphonie gagne progressivement la sphère profane. En Occident, à partir de la fin du Moyen Âge, elle se diffuse hors des églises : trouvères, troubadours et confréries rurales adaptent les procédés polyphoniques à des chants de fête, de travail ou de transmission orale. Ce déplacement du sacré au profane est particulièrement visible dans des traditions insulaires ou rurales.
Regards croisés sur les polyphonies Bulgares et Corses
En Corse, la polyphonie liturgique - exprimée à travers le « chant sur le livre » lors des offices - devient matrice de la "paghjella" profane, où les mêmes procédés vocaux (basses, tenores, seconds) célèbrent la vie quotidienne, les rites de passage ou l’identité communautaire. Les voix se modulent ainsi au sein de veillées, de fêtes ou de rassemblements villageois, tissant un lien entre sacré et vécu populaire.
En Bulgarie, la polyphonie d’origine liturgique (liée aux chants orthodoxes) s’enracine aussi dans la culture paysanne. Elle irrigue un vaste répertoire de chants profanes destinés à rythmer les travaux agricoles, les mariages ou les fêtes saisonnières. Ici, la tension et la rugosité des intervalles, issues de la tradition sacrée, sont réinvesties pour porter la mémoire collective, exalter l’émotion ou la convivialité. Le chant profane bulgare, tout en conservant des techniques et un certain souffle spirituel, s’affranchit des codes liturgiques pour mieux exprimer les réalités et les aspirations du peuple.
Ainsi, en Corse comme en Bulgarie, la polyphonie culturelle actuelle doit beaucoup à ce cheminement historique : du chœur ecclésiastique vers la pluralité des voix populaires, entre tradition, création et partage collectif.
Asma & Christophe pour l'équipe des bénévoles.
Lien vers l'article Ouest France annonçant l'évènement aux Moutiers